Nous étions tous les trois assis sur un toit d’une maison bordant la rue des Trois Frères. Nous avions posé nos pieds contre la gouttière et posé le téléviseur de poche dans ce morceau de zinc. Otto avait acheté du pain poilâne, un fromage de chèvre et un Côtes du Lubéron. Camembert avait apporté le téléviseur et un pack de canettes de bière. Ma moindre personne placée entre Otto et Camembert avait dans son sac à dos trois éclairs au café, un sachet de chips et un paquet de gauloises russes. La soirée pouvait commencer, partie de foot, France–Allemagne. Nous allions regarder ce match sans le son. Cela n’était pas un signe de politesse vis-à-vis des habitants de cette maison ; Camembert et Otto ne supportaient pas les commentaires qui accompagnaient les épreuves sportives. Quant à moi, je n’aimais pas vraiment le foot et de toute façon le sport à la télé me gonflait. En résumé, je crois que la télé et ses programmes médiocres m’exaspérait.
La partie avait commencé depuis quelques minutes, l’ennui m’avait saisi ; j’avais donc décidé de m’asseoir sur le poste de télé. Toute la rue semblait être collée devant l’écran magique. Derrière une fenêtre de la maison d’en face, une ombre semblait avoir oublié le poste qui marchait pour lui seul. L’ombre avait posé son visage contre la vitre et perdu son regard dans le ciel de Paris. Je demandais à Camembert et à Otto s’ils connaissaient la personne qui se cachait derrière la vitre. Pour réponse : un grognement de Camembert et un « Hector » soufflé par Otto.
Hector avait refusé le dernier verre chez Paul au café, place des Abbesses ; il ne sortira pas ce soir. Il avait cuisiné un petit repas pour sa voisine Nicole et lui-même et elle lui avait proposé la dernière sortie. Nicole, agréable personne, vendeuse de chaussures Place des Abbesses, qui ne savait pas vraiment cuisiner, était donc partie sans lui. Et depuis, il était collé derrière cette fenêtre, à faire des trous dans le ciel de Paris. Sur le toit en face, trois drôles de personne semblaient regarder un match de foot. Il faudrait éteindre le poste télé avec ses trente programmes. La culture pour le peuple, pour les masses ! Il y a bien vingt ans, on l’avait proclamé Reine, la télé. Maintenant, ces fervents admirateurs des premiers temps l’enverraient avec plaisir à la guillotine ! Trente programmes au lieu de trois, autrefois c’était facile. La première chaîne pro gouvernement, la deuxième pour l’opposition, et la troisième était régionale. A parti de 19 h 30, sur la Trois, le programme unique pour la France entière ; avec des vieux westerns… Hector pensait à une chanson de Souchon, une phrase : John Wayne sur son cheval mécanique.
Et pourtant, il faut vivre ou survivre ! Même seul et encore jeune ! Son fils vingt mille lieues sous les mers dans un sous-marin atomique ; sa fille au-dessus des nuages, comme hôtesse de l’air ! Et sa femme partie un dimanche d’Octobre ; voulant à tout prix revoir les plaines de Russie.
Il jeta un coup d’œil sur le programme Télé, mais avec prudence pour ne pas blesser l’œil. Un reportage sur une comtesse de Russie qui travaillait pour une organisation caritative.
Toujours ces mêmes questions, ces mêmes phrases et cette meute de journalistes piailleurs qui faisaient de l’auto-journalisme : questions-réponses dans le même sac ! Il était tout proche de l’écran et il voulait éteindre le poste. Son visage frôla celui de la comtesse et elle lui murmura quelques mots dans l’oreille… Il faudrait qu’ils se voient, absolument ! L’homme de la rue sortira ce soir !
Je crois que la partie était finie. Mes copains ronflaient sous les millions d’étoiles. Sous un vieux porche, le Fils du Père embrassait sa Madeleine et puis ils se quittèrent sans un mot. Seuls les regards racontent plus.
Et moi, avec ma gauloise rousse au coin du bec, je souhaitais à Otto, Camembert, Hector et à plein d’autres une bonne nuit. Je secouais les cendres, éteignais mon mégot et le monde pouvait s’endormir. La tête dans les étoiles et les pieds dans la gouttière.
Bonne nuit Hector !